Histoire
Un froid glacial transperçait sa chair, meurtrie dansant furieusement sur ses os. Il n'y avait ni lumière, ni espérance dans un royaume voué aux ténèbres. Au loin, les échos frénétiques des combats résonnaient, comme s'il s'était échoué au fond de la vallée. Il se sentait bercé par les derniers éclats de vie auxquels il se raccrochait désespéramment. Des fragments de souvenirs tressautaient sous ses paumières mi-closes comme une bobine incomplète.
***
AUTREFOIS -
Leif. Son sourire chaleureux et son entêtant parfum de fleurs écrasés l'hypnotisait. Il étirait ses lèvres, découvrant la dentition incomplète d'un gosse de cinq ans. Cinq ans et demi, se plaisait-t-il à dire en butant sur les mots. A côté d'eux, sa sœur, âgée d'à peine un an, gazouillait joyeusement. Une seule personne manquait sur ce tableau familial coloré. Il était encore trop jeune pour comprendre et l'adolescence marquerait la fin de la bulle rosée que sa mère avait bâtit autour de leur petit trio. Killough, les malchanceux... Il avait vu le jour à Centralia, ville évacuée à peine un an après sa naissance à cause d'un incendie de mine. Puis, alors qu'il fêtait ses cinq ans, le père Killough en personne avait été embarqué par les types en blancs.
Papa est malade tu sais, avait chuchoté sa mère, les yeux larmoyants. Deux semaines plus tard, on annonçait la disparition de l'homme de l'hôpital psychiatrique local. Le garçon avait adopté la stratégie de sa mère : ne pas y penser, oublier la peur, sourire et tout ira
bien.
Adolescent, il collectionnait les coups. Gamin freluquet, Leif s'attirait les foudres des brutes du quartier à cause de sa grande gueule.
L'fils du fou, son pater' reviendra zigouillé toute la famille. Il se jetait sur eux, les poings serrés en espérant faire au moins quelques dommages au passage. A l'école, on observait en coin ce cabot sauvage, préférant l'ignorer pour ne pas le provoquer. Il finissait souvent à traîner dans les terrains vagues, s'imaginant seul au monde. L'anormalité le poursuivait et il enviait l'existence plus douce des femmes de la famille.
Sa sœur s'en tirait mieux que lui - heureusement. A la fin du lycée, il étreignit une dernière fois sa mère et la petite, serrant dans sa poigne la feuille qui validait son engagement dans l'Armée. Il balançait son sac sur l'épaule et se mit en route. L'abandon valait mieux que les mensonges. Les remords lui tordaient le ventre mais une étrange brise de liberté soufflait désormais sur sa vie. On le bombarda à l'étranger, lancé sur un champ de bataille où il se sentait désormais à sa place. Les choses allaient bien - autant qu'elle le pouvait. Puis, il y eut un soudain revirement, l'attaque inattendue de sa compagnie. Il avait senti le choc entre ses côtes et la vie quittée sa carcasse. Il était en train de mourir et désormais les morceaux de l'ordre chaotique de sa vie s'effaçait définitivement devant ses yeux vitreux.
Mieux vaut l'oubli que l'abandon en fin de compte... ***
RENAISSANCE -
Mort... t'étais mort, vieux. Il évita le regard de Samuels, préférant fixer une tache non identifié qui maculait le mur d'en face.
Toute l'unité y est passée... Son camarade avait lâché cette information sans un trémolo dans la voix.
Mort. Morts. Il se sentait nauséeux, doté d'une chance qui n'avait pas eut lieu d'être. Leif voulait rentré, revoir sa mère, revoir sa sœur,
la revoir.... tout oublier de ce qui s'était passé à des milliers de kilomètres de chez lui, oublier l'armée, oublier les morts. C'était préférable... sans doute. Son vœu fut exaucé : on le renvoya aux Etats-Unis.
Là bas, tout lui semblait étrange et différent. Il prit un modeste appartement dans la banlieue de Bâton Rouge, se promettant chaque jour d'aller rendre visite à sa mère et sa sœur. Leif se sentait honteux, lâche. Il alignait les boulots merdiques qui lui permettait à peine de garder la tête hors de l'eau. Las, il finit par les rejoindre au bout de la deuxième semaine. Entre pleurs et rires, il eut aussi
elle. Isabella, la présence calme, l'amie d'enfance, le coup de cœur inavoué. Mais dans ce quotidien désormais vibrant de normalité, le cauchemar vint vite prendre place.
La première pleine lune fut un choc violent, éclatant au jour la nature caché, l'héritage ignoré. Il se souvient encore aujourd'hui de la chair arraché de ses os, de cet alter ego sauvage qui s'empara de lui. A son réveil, nu, dans un terrain vague non loin de chez lui, il s'était sentit perdu, convaincu d'être aussi fou que son père. C'est alors que l'ignorance et l'oubli ne l'aida pas. Alors qu'il rentrait chez sa mère, surpris alors que sa peau était encore maculé de sang, il surprit au fond de son regard la réponse aux questions qu'il n'avait jamais osé se poser.
Isabella était un baume apaisant sur la psyché d'un homme tourmenté. Douce et pleine d'espoir, elle tentait d'amener Leif à la raison. Il tentait de la repousser malgré les sentiments qui le brûlait intérieurement. Deux ans s'était écoulé depuis que sa mère avait pleurer l'étrange histoire qui avait marqué la vie des Killough, la cause de la folie de son père que lui même avait révélé lors de sa fuite de l'asile. Elle ne l'avait pas revu depuis mais elle se souvenait de la crainte au fond de ses yeux et de l'avertissement qu'il lui avait sans cesse répété au sujet de leur fils. Elle s'était voilée la face et se considéra responsable de sa situation, s'enfermant encore une fois dans ses mensonges et sa propre folie - plus discrète.
L'année de ses trente ans amena sa seconde mort. Ce fut sa mère qui les quitta la première, s'éteignant dans son sommeil. Il l'avait évité le mois précédant son trépas, sentant la mort approchée sans vouloir se l'admettre. Puis, cette obscure aura enveloppa Isabella. Elle continuait à sourire sans se douter alors qu'il allait s'enfermer les nuits de pleine lune dans un hangar abandonné, se laissant errer parfois dans les cimetières et autres lieux d'abandon nocturnes. Le sort avait voulu qu'il la sauve des griffes d'une mort anticipée avant de se transformer dans la petite église où elle allait se recueillir. Guidé par d'étranges forces, il tua les quelques personnes présentes, se réveillant le lendemain encore maculé de son sang.
Hagard, plongé dans le monde des morts, incapable d'entrer en contact avec le spectre de sa défunte fiancée, il finit par atterrir après avoir perdu son appartement, dans la chambre d'ami chez sa sœur. Il la voyait, heureuse, attendant son premier enfant, peinant cependant à supporter l'homme qui partageait sa vie. Deux mois plus tard, il disparaissait sans un mot, laissant les fantômes de son existence derrière lui avant de mettre les voiles vers l'inconnu. Il sillonnait les états-unis, s'arrêtant brièvement dans quelques villes poussiéreuses sans jamais vouloir s'installer...
Jusqu'à Midnight. MIDNIGHT -
C'était son rêve, t'comprends. Il acquiesça doucement. Jeffrey Bergstrom avait été un bon gars, un vieux type toujours aimable qui se laissait pourtant pas faire quand il était question de l'ardoise des clients. Le
Crossroads avait été son projet, un nouveau-né qu'il avait fait venir au monde avait l'air de quelques gars paumés. Leif en faisait partie. Y avait pas des masses d'endroit qui acceptaient sans une once d'hésitation de recruter des étrangers, des hommes cherchant à fuir leur passé. Jeffrey, avec son accent du sud et ses manières d'ours grincheux, avait conquis le cœur de tout le monde. Lorsque le glas avait tinté dans les oreilles de son plus fidèle employé, Leif, ce dernier avait nerveusement attendu les jours avant le trépas d'un homme qu'il avait fier d'appeler "ami". La surprise fut de taille quand Leif fut désigné comme nouveau gérant. Le reste de la clique accepta cette promotion inattendu, par respect envers l'ancien patron et envers le nouveau.
A peine était-t-il en terre que Jeff n'avait pas tardé à venir rendre visite à son vieux copain. Assis sur un banc dans le petite cimetière, Leif avait bavardé avec le spectre, n'hésitant pas à dévoiler quelques subtillités de son existence, du genre qu'il n'avait jamais osé prononcer à autre voix. Jeffrey n'était pas surpris ; quand on est mort, simple spectre parmi les vivants, difficile d'être surpris par grand chose.
La dernière chose que vit quelques unes des bonnes gens de la ville ce soir là fut un flou fugace, l'ombre d'un chien errant, suivi d'un distant hurlement canin. Si par hasard un médium se trouvait parmi eux ce soir là, il aurai sans conteste distingué ce spectre barbu accompagné cet étrange cabot.